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Le corps, machine à sensations encombrante

Dernière mise à jour : 5 janv. 2023

Par Marion Genaivre - Agence de philosophie Thaé



« Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé », Ethique, III, 2, scolie. C’est cette déclaration du philosophe hollandais Baruch Spinoza qui a inspiré le dramaturge et philosophe Denis Guénoun pour sa dernière pièce. En cinq tableaux, dont quatre muets, « Aux corps prochains » explorent les possibilités du corps humain – son expressivité, sa fragilité, sa résilience – et travaille à rebours d’un préjugé massif : il est une chose impuissante. Cela fait bien longtemps que le rapport à cette « chose » est problématique en Occident : le corps est à la fois ce que nous ne cessons de vouloir mieux maîtriser, perfectionner (par la médecine, le sport et l’esthétique) et ce dont nous aimerions pouvoir nous débarrasser, pour ne plus avoir à être malade et vieillissant. Héroïque ou traumatisé, le corps génère ainsi une sorte d’obsession contradictoire : il s’agit à la fois de le sublimer – notre corps serait un objet – et de s’en désencombrer – notre corps serait une limite à repousser. À moins que la seconde tendance ne commande la première : sublimer le corps pour le faire oublier comme limite, le sublimer pour le transfigurer. Contradiction ou non, qui n’observe pas aujourd’hui autour de soi – et parfois en soi-même – ce rapport problématique de façon criante ? De nombreuses personnes s’efforcent d’être fidèles aux canons d’une beauté donnée, tandis que d’autres (ou les mêmes) s’épuisent au travail, saturant leur corps d’angoisses et de tensions. Rares sont ceux qui jouissent d’un rapport véritablement pacifié à leur corps. Par « pacifié », nous voulons dire que le corps est accepté comme tel, respecté et pleinement vécu, sans distance valorisante ou dévalorisante. Cette unité correspond souvent à la sortie d’un paradigme techniciste que René Descartes a largement contribué à imposer. En 1644, il déclarait déjà : « Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose ». Cette indistinction entre la mécanique et le vivant, autrement dit ici entre une machine et le corps humain, à deux implications. Premièrement, le corps n’est pas ce qui caractérise l’existence humaine, l’esprit oui. Deuxièmement, le corps est une chose mécaniquement perfectible à souhait – ce que le mouvement actuel des transhumanistes entend bien prouver. Le corps de chair et de sang sera bientôt révolu, dépassé par un corps augmenté à grand renfort de nanobiotechnologies. « L’homme 1.0 » est obsolète, un nouveau corps-machine est amené à voir le jour. Dans le sillon ouvert par Descartes, un vieil héritage philosophique se trouve ainsi renouvelé : le corps n’est pas au fondement de notre humanité, il est un encombrant déviant que l’homme est contraint d’habiter, une entrave à l’esprit pur, le « tombeau de l’âme » pour Platon. L’autre héritage est bien sûr théologique. Une lecture hâtive des enseignements judéo-chrétiens a laissé derrière elle l’idée que le corps est le fruit de la Chute, que l’incarnation est une condamnation, un stigmate. Une lecture plus savante indique que, tout comme Jésus qui s’est fait homme, chaque être humain devient ce qu’il est en se faisant homme ou femme, c’est-à-dire en se corporéisant, en se somatisant, bref en se manifestant comme corps. Le corps n’est pas une réalité achevée, il participe de l’être humain se réalisant comme tel. En ce sens, il est pénétré de spirituel. Voilà de quoi nous interpeller franchement sur le statut du corps. Denis Guénoun nous redit ce que les spiritualités que nous ne savons plus entendre disaient déjà : notre corps n’est pas une chose. Je n’en dispose pas comme je dispose des choses du monde. Le corps est une matérialité qui me définit en tant que sujet autant que la pensée.


Mais à quelles réflexion et imagination un corps assis huit heures par jour devant un ordinateur peut-il bien disposer ? Et un corps qui respire mal ? Qui ne se tient pas droit ? Que la posture corporelle détermine en partie la pensée est un postulat dont se sont emparés des chercheurs en psychologie depuis plusieurs années (voir notamment les travaux de l’américain Richard E. Petty). Un certain nombre d’études montrent ainsi que la tenue du corps influence l’esprit – telle posture appelant plus généralement des pensées négatives, telle autre des pensées positives. Ces expériences rencontrent une intuition qu’avait déjà Montaigne : « Il est certain que notre appréhension, notre jugement et les facultés de notre âme en général souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles », écrit-il dans Les Essais. Notre esprit porte continuellement en lui la marque de notre état corporel. Les sens (la vue, l’odorat, le goût, l’ouïe, le tact) « ont tous cette puissance de commander notre discours et notre âme », poursuit-il. Dans sa plus simple réceptivité physiologique, le corps est donc déjà, pour Montaigne, un corps éthique : il est une pluralité d’évaluations et de significations préréflexives dans lesquelles l’humanité de chacun se joue. La pensée est pénétrée d’affectivité, enracinée dans les replis du corps. Le corps est signifiant (re)présentation de la pensée. Être en présence physique les uns des autres pourrait donc s’avérer beaucoup plus important qu’on ne le croit. Devant les tendances à la virtualisation (télétravail, applications multiples…) et à la « dématérialisation » (substitution de machines à des personnes, notamment sur les postes d’hôtesses de caisse, guichetiers, services de réservations) qui caractérisent nos sociétés, la question du statut de notre corps mérite d’être reposée. Et pas seulement par les chercheurs, mais par les organisations elles-mêmes. Par vous aussi, lecteurs.

Comme Montaigne, penseriez-vous mieux en marchant ?

Marion Genaivre

Consultante - Philosophe

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